انشقاق ؛ انضمام ؛ انفصال ؛ اندماج / désertion ; unification ; fratricide ; trahison
Cet article a été initialement publié sur le carnet de recherche du programme de recherche ANR Shakk (Projet-ANR-17-CE26-0021) le 14/09/2021 : https://shakk.hypotheses.org/2426
Les termes utilisés par les rebelles syriens pour désigner leurs changements d’affiliation à travers le conflit reflètent à la fois la nature des relations que ces combattants entretiennent avec les différentes parties belligérantes, et les changements de nature du conflit durant la décennie passée. À la défection du régime succède le ralliement à l’Armée Syrienne Libre mais aussi, bientôt, aux diverses factions rivales qui constituent l’insurrection. Les espoirs d’unification et de fusion de ces factions font bientôt place aux multiples sécessions de commandants jaloux de leur pouvoir. Certains sont tentés par un serment d’allégeance à l’État Islamique, lequel inaugure un cycle de combats entre insurgés dont la qualification fait elle-même l’objet d’âpres controverses.
J’étudierai ici les mots de l’unité et de la division chez les rebelles syriens en m’appuyant sur deux corpus principaux. Le premier est constitué de textes produits par les groupes insurgés eux-mêmes, tels que des communiqués (écrits ou audiovisuels) ou des publications sur les réseaux sociaux. Le deuxième corpus est tiré de la presse syrienne d’opposition en ligne, qui propose la couverture la plus détaillée des faits et gestes des factions concernées. Sur le plan lexical, ces deux corpus se recoupent largement, la presse d’opposition étant globalement acquise aux groupes rebelles (non jihadistes). Les terminologies respectives des factions rebelles et de la presse d’opposition ne sont toutefois pas strictement identiques. Les principaux avantages de la seconde, de ce point de vue, sont qu’elle est moins portée aux euphémismes et qu’elle compense l’appauvrissement de la communication des groupes armés à la fin de la décennie lorsque certains d’entre eux passent sous contrôle turc ou, a fortiori, retournent dans le giron du régime.
« Je proclame ma défection de l’armée d’Assad et mon ralliement à l’Armée Libre (al-jaysh al-hurr) ». Telle est la formule par laquelle, durant les deux premières années du conflit, des milliers de soldats et officiers de l’Armée Arabe Syrienne annoncent urbi et orbi leur passage à l’opposition dans des vidéos où, s’exprimant face caméra, ils arborent insignes et cartes d’identité militaires en guise de preuves de l’affiliation qu’ils viennent de renier1.
Pour qualifier leur geste, les intéressés utilisent en arabe le substantif inshiqâq, communément traduit, comme on vient de le faire, par « défection » ou « désertion ». De même, on rend généralement par « déserteur » l’adjectif construit sur la même racine, munshaqq. Cette traduction ne recouvre toutefois pas complètement le sens du terme arabe : là où désertion et défection dénotent une idée de retrait (littéralement, « rendre un lieu désert » et « faire défaut »), inshiqâq, qui signifie par ailleurs « déchirement » ou « coupure », exprime la notion de sécession. Le munshaqq ne se contente pas de fuir, mais entre en dissidence — on désigne d’ailleurs par le même terme le civil qui renie ouvertement son allégeance au régime. L’inshiqâq établit ipso facto une situation d’hostilité, une rupture de la fraternité qui existait jusqu’alors. On notera à ce propos qu’inshiqâq se construit sur la même racine que shaqîq, qui désigne le frère germain ou utérin. Le terme revêt donc des dimensions symboliques et affectives fortes qui expliquent, on y reviendra, qu’il ne sera pas utilisé à la légère dans les phases ultérieures du conflit syrien.
Ayant quitté les rangs de l’Armée Arabe Syrienne, donc, les déserteurs proclament leur « ralliement » à l’Armée Syrienne Libre. Le terme employé ici, indimâm, est sous-déterminé à deux égards. Premièrement, il peut aussi bien désigner l’adhésion à un groupe spécifique que le fait de rejoindre un mouvement au sens le plus large du terme, c’est-à-dire non pas une organisation, mais une dynamique politique : on utilisera aussi indimâm pour évoquer le ralliement d’un individu ou d’une entité « à la révolution », sans plus de précision2. À ce stade, les militaires déserteurs proclament d’ailleurs leur adhésion à une « Armée Syrienne Libre » qui n’est encore qu’un ensemble disparate et peu structuré d’officiers et soldats déserteurs, volontaires civils et groupes armés constitués localement. Elle est alors moins une organisation qu’une idée, si bien que jusqu’au début de l’année 2012, on parle communément d’« Armée libre » pour désigner toute forme d’opposition armée au régime. La seconde indétermination du terme indimâm vient du fait qu’il n’exprime que très vaguement la nature de l’union ainsi réalisée et n’implique pas de réelle subordination hiérarchique—comment pourrait-il en être autrement, eu égard au caractère informe de l’entité que désigne initialement le terme « Armée libre » ?
Les désertions de militaires syriens sont des actes individuels ou opérés en petits groupes, mais ne sont jamais le fait d’unités entières—la domination écrasante des alaouites parmi le corps des officiers a rendu impossible les défections en bloc. Déserteurs et volontaires civils s’organisent donc en une multitude de groupes nouvellement créés, qui en 2012 sont parfois plusieurs dizaines par jour à annoncer leur « formation » (tashkîl) sur YouTube. Bien qu’initialement, ces groupes proclament pour la plupart leur ralliement à l’ASL, leur prolifération alimente la fragmentation de l’insurrection du fait de deux dynamiques principales. Premièrement, des regroupements locaux aboutissent à la juxtaposition de structures distinctes, voire concurrentes. Ces regroupements se traduisent par l’évolution des dénominations des unités concernées : les premières d’entre elles, de taille réduite, prennent le titre de « compagnie » (sariyya)3 ou, plus fréquemment, « bataillon » (katîba)4. À mesure qu’elles recrutent de nouveaux combattants ou absorbent d’autres groupes, ces unités s’auto-promeuvent « régiment » (fawj)5 ou« brigade » (liwâ’)6. L’inflation, parfois sans rapport avec la réalité numérique, se poursuit avec l’élévation d’unités au rang de « division » (firqa)7, de « corps d’armée » (faylaq, qui, dans l’Armée Arabe Syrienne correspond à un regroupement d’environ 100.000 hommes)8 ou, tout simplement d’« armée » (jaysh)9.
Une telle gradation est initialement calquée sur la structure de l’armée du régime, mais cette volonté paradoxale de mimétisme avec l’ennemi s’estompera ultérieurement du fait de la radicalisation idéologique de l’insurrection. Si, par exemple, la transformation en septembre 2013 de la Brigade de l’Islam (liwâ’ al-islâm) en une armée du même nom (jaysh al-islâm) traduit encore la montée en puissance réelle d’une faction forte alors de plusieurs milliers d’hommes10, apparaissent aussi, à partir de cette époque, des « armées » rebelles ne comptant parfois que quelques centaines de combattants (jaysh al-shâm, jaysh al-ahrâr)11.
Un facteur supplémentaire de fragmentation de l’insurrection est constitué par les tentatives concurrentes d’unification à l’échelle nationale des unités rebelles encouragées par les États-sponsors, des organisations politiques comme les Frères Musulmans ou encore des bailleurs de fonds privés, notamment des prédicateurs salafistes du Golfe. En 2012-2013, par conséquent, les nouvelles unités rebelles qui continuent de proclamer leur ralliement à l’ASL spécifient désormais qu’elles rejoignent l’une ou l’autre des factions d’officiers cherchant à organiser la rébellion sous leur égide : les unes se déclarent loyales au « Commandement général » de l’ASL (dirigé par le colonel Riyad al-As’ad et proche du Qatar)12, d’autres, à son « Conseil militaire révolutionnaire » (une initiative rivale du général Mustafa al-Sheikh, soutenu par l’Arabie Saoudite)13, puis d’autres encore à son « État-major » (établi en décembre 2012 sous la direction du général Salim Idriss, qui fait alors consensus parmi les parrains étatiques régionaux et occidentaux)14. Certaines unités rebelles annoncent pour leur part leur « ralliement » à une super-faction comme les Bataillons al-Farouk, la Brigade al-Tawhid ou encore le Mouvement Ahrar al-Sham15. Initialement, les communiqués fondateurs des unités concernées prennent encore parfois la peine de mentionner l’appartenance de ces regroupements à l’ASL, mais la chose se raréfie avec l’islamisation de l’insurrection et la relative obsolescence qui frappe alors ce label.
Durant l’année 2012 se multiplient aussi les unités qui revendiquent pour seule allégeance leur appartenance à l’un des grands fronts rebelles qui, monnaie sonnante et trébuchante à l’appui, se disputent la loyauté des uns et des autres (Comité de Protection des Civils, Front Islamique de Libération de la Syrie, Front Islamique Syrien, etc.)16. La subordination des unités nouvellement créées à ces entités plus larges est alors exprimée de manière explicite dans le fait qu’elles se décrivent souvent comme « rattachées » (tabi‘) à ces dernières, utilisant cette fois un terme qui exprime clairement des notions de dépendance et de subalternité.
Le factionnalisme qui gagne l’insurrection syrienne durant cette période demeure une dynamique très fluide : un même groupe peut rejoindre et quitter successivement plusieurs alliances suite à des désaccords ou parce que la concurrence offre de meilleurs financements. À ce stade, ces divorces s’accompagnent d’un niveau de conflictualité très faible. Le départ d’une faction ou coalition n’est donc généralement pas désigné comme un inshiqâq, mais, de manière moins dramatique, comme un simple « retrait » (insihâb) ou comme une « séparation » (infisâl)17. À l’instar de la brigade Ghuraba’ Hawran en avril 2014, on peut ainsi annoncer sa « séparation » avec le Front des Révolutionnaires de Syrie pour cause de « non-respect des accords » tout en promettant le « maintien des canaux de coopération »18.
Infisâl est construit sur la même racine que fasîl (plur. fasâ’il). Ce mot peut se traduire par « peloton » ou « section », mais correspond ici plutôt à « faction », au sens de groupe armé partageant avec d’autres la défense d’une même cause (en l’occurrence le renversement du régime ou, dans un autre contexte national, la libération de la Palestine), mais en étant organisationnellement séparé du fait d’intérêts et/ou d’idéologies divergents. Parler de « factions » revient donc à évoquer, au moins implicitement, une situation de désunion illégitime, laquelle est dénoncée plus explicitement par le terme fasâ’iliyya (« factionnalisme »), un substantif construit sur le pluriel fasâ’il19.L’enracinement et l’exacerbation dudit factionnalisme se traduisent, dans le langage journalistique syrien, par la raréfaction graduelle de l’expression générique katâ’ib (« bataillons ») pour parler des différents groupes rebelles (on parle par exemple de « bataillons de l’opposition », katâ’ib al-mu‘ârada) au profit de fasâ’il20.
Si l’insurrection est donc très fragmentée dans les faits, elle n’en est pas moins imprégnée d’un idéal d’unité. Celui-ci préside à de multiples initiatives de rassemblement, lesquelles échouent pour la plupart jusqu’à l’établissement de l’Armée Nationale Syrienne par la Turquie en 2017, sans pour autant que prennent fin les conflits fratricides dans les zones contrôlées par Ankara. Cette injonction unitaire s’articule de deux manières. Elle peut l’être par des expressions génériques assez vagues comme « resserrer les rangs » (rass al-sufûf) ou « unifier les factions » (tawhîd al-fasâ’il)21. Elle peut aussi l’être, de manière plus ambitieuse, par des appels à une « fusion » des factions, projet exprimé généralement par le terme indimâj, qui peut aussi se traduire par « assimilation » ou « intégration », ou parfois par celui d’insihâr, directement issu, quant à lui, du vocabulaire métallurgique22. Dans ce dernier cas, ce à quoi on aspire est donc une dissolution et une disparition des entités constituantes. Cet idéal est particulièrement fort au sein des factions islamistes radicales où, au surcroît d’efficacité militaire attendu d’une telle démarche, s’ajoutent des considérations idéologiques : en effet, s’il n’existe qu’une seule vérité en matière politique et religieuse, il ne peut légitimement y avoir de pluralité organisationnelle. C’est la logique qui sous-tend par exemple les efforts du religieux saoudien Abdallah al-Muhaysini en faveur d’une union entre Ahrar al-Sham et de Jabhat al-Nusra, projet qui sera négocié jusqu’à la veille des combats fratricides survenus entre les deux groupes en 201723.
Dans les factions jihadistes comme Jabhat al-Nusra et l’État Islamique prévaut une conception particulièrement rigide de l’adhésion : il n’est point question ici d’indimâm, mais de « serment d’allégeance » (bay‘a ou mubâya‘a) au groupe à travers son chef24. Du point de vue de la jurisprudence islamique, il existe traditionnellement deux types principaux de bay‘a. La « petite » (al-bay‘a al-sughrâ) scelle par exemple le lien entre le maître d’une confrérie religieuse et ses disciples ou entre un chef militaire et les hommes combattants sous son commandement le temps d’opérations spécifiques. Quant à l’« allégeance suprême » (al-bay‘a al-kubrâ), c’est celle qui est due au Prophète Muhammad puis, à sa suite, aux souverains musulmans légitimes. Bay‘a reste d’ailleurs utilisé pour désigner le vœu d’obéissance des sujets du roi du Maroc, du monarque saoudien ou encore … des présidents syriens de la dynastie Assad25. C’est ce type d’allégeance que réclame le chef de l’EI, autoproclamé Commandeur des Croyants et Calife de l’Islam. Celui qui rejoint Jabhat al-Nusra s’inscrit pour sa part dans une chaîne d’allégeances puisque l’émir du groupe Abu Muhammad al-Jolani a lui-même prêté serment d’obéissance au chef d’al-Qaeda Ayman al-Zawahiri, qui a fait de même avec le chef des Talibans Mollah Omar et ses successeurs26.
Dans tous les cas, la bay‘a rend beaucoup plus problématique la rupture de l’affiliation, qui s’apparente ici à la trahison d’un engagement à la fois politique et religieux. Le combattant abandonnant les troupes de l’EI, ou même celui qui refuse de lui prêter allégeance, se condamne ipso facto à mort du point de vue de l’organisation jihadiste, qui voit en lui un rebelle à l’autorité d’un État musulman légitime voire, s’il fait alliance avec les infidèles, un apostat (murtadd)27. Le caractère éminemment délicat du reniement d’une bay‘a explique aussi l’utilisation par Jabhat al-Nusra d’un euphémisme pour désigner la rupture de son lien de subordination à al-Qaeda en 2016 : point d’inshiqâq ici, ni même d’infisâl, mais une démarche présentée très diplomatiquement comme un « dénouement du lien » (fakk al-irtibât)28.
La terminologie théologico-juridique prisée par les factions jihadistes se retrouvera, par contrecoup, dans la rhétorique des factions rebelles confrontées aux agressions des premières. Il s’agit, pour lesdites factions, de légitimer religieusement auprès de leurs hommes le fait de combattre des coreligionnaires auxquels leur dévotion confère une aura indéniable. Faute de cela, le combat devient une vulgaire fitna, au sens de discorde violente illégitime entre musulmans, ou pour sortir du langage religieux, un simple iqtitâl (« combat intestin »), terme par lequel des tierces parties, notamment civiles, peuvent désigner ces affrontements29. Or, quiconque meurt dans une lutte religieusement illégitime risque de se voir priver du statut de martyr promis à celui qui tombe en menant le jihad, au sens de guerre juste d’un point de vue islamique.
Ce qui précède explique pourquoi les rebelles combattant l’EI qualifient ses sectateurs de « kharijites » (khawârij), manière de souligner leur caractère religieusement déviant sans aller jusqu’à prononcer leur excommunication (takfîr)30. Jabhat al-Nusra et son ultime avatar Hay’a Tahrir al-Sham, dont la violence et le sectarisme sont moins outranciers, ne se voient accusés « que » du crime de baghî31. Dans la jurisprudence islamique classique, ce dernier terme peut désigner une rébellion contre un pouvoir établi et légitime. Toutefois, les factions syriennes non jihadistes se considèrent comme un simple pouvoir de fait plutôt que comme une autorité étatique souveraine (hâkim). Par conséquent, baghî renvoie plutôt ici aux idées d’injustice, d’oppression, de transgression, de corruption et de dégénérescence, bref à une violence religieusement et moralement injustifiable—sur la même racine se construit également bighâ’, qui signifie « fornication » ou « prostitution ». On notera par ailleurs que lorsque des groupes non jihadistes qualifient des incidents qui les opposent entre eux, ils affichent une volonté moindre de théologiser ces différends politiques et utilisent plutôt des termes dénués de connotation religieuse comme ‘udwân (« agression ») ou khilâf (« dispute »)32.
La multiplication des conflits fratricides entre insurgés syriens à partir de 2014 va logiquement de pair avec un durcissement des allégeances factionnelles, contrastant avec la situation fluide qui prévalait auparavant. Dans ce contexte, les ruptures d’allégeances revêtent une dimension de trahison qui explique, pour les décrire, la réémergence du terme inshiqâq dans la presse d’opposition, même si les groupes concernés continuent généralement d’utiliser les plus pudiques insihâb et infisâl33.
Alors que la rhétorique des révolutionnaires syriens s’est constamment caractérisée par un rejet ou une réappropriation de la terminologie du régime, il est frappant que la presse d’opposition n’institue pas d’alternatives durables aux euphémismes par lesquels les autorités de Damas décrivent les accords de neutralisation ou de reddition imposés à certaines zones rebelles à partir de 2014. Si l’expression consacrée de « retour au sein de la patrie » (al-‘awda ila hidn al-watan) est employée par cette presse avec une évidente ironie34, il n’en va pas de même de termes comme hudna (« trêve »), musâlaha (« réconciliation ») ou taswiya (« régularisation », qui désigne la démarche individuelle par laquelle un ancien rebelle peut obtenir la levée des poursuites à son encontre)35. À compter de 2018, la presse d’opposition utilise couramment l’expression ‘anâsir al-musâlahât/al-taswiyât (« les combattants réconciliés/régularisés ») pour parler des ex-rebelles repassés sous la bannière du régime36.
La stabilisation de cet usage issu du lexique loyaliste peut sembler d’autant plus surprenante que durant le printemps 2018, un terme propre aux révolutionnaires, celui de « grenouilles » (dafâdi‘), s’est brièvement imposé pour désigner les renégats de l’insurrection37. Ce terme avait pour origine un clerc de la Ghouta orientale, Bassam Difda‘ (dont le nom de famille signifie « grenouille » au singulier), qui en avril 2018 avait facilité la reprise de la région par le régime en se ralliant à l’ennemi en compagnie de son propre groupe de combattants. Si ce changement d’allégeance vaut à Difda‘ d’incarner un temps la figure du traître aux yeux de toute l’opposition, cette dernière se divise en revanche lorsque, l’été de la même année, des factions rebelles des provinces méridionales de Der‘a et Quneitra concluent à leur tour des accords de « réconciliation » avec le camp loyaliste. Pour les radicaux de Hay’a Tahrir al-Sham, dont les combattants doivent évacuer la région, les derniers réconciliés en date sont eux aussi des « grenouilles », c’est-à-dire des traîtres. À l’inverse, le Conseil Islamique Syrien, autorité religieuse de référence des factions non jihadistes, fait preuve de compréhension vis-à-vis d’accords qu’il perçoit comme une manière d’épargner des vies en évitant un affrontement perdu d’avance38.
La reprise par la presse d’opposition des termes produits par le régime peut aussi s’expliquer par leur relative absence de charge affective. Une hudna est par définition temporaire. Une musâlaha peut être durable, mais elle implique seulement la fin d’un conflit et non l’établissement ou la restauration d’un lien amical. Par ailleurs, ce terme, construit sur un verbe de troisième forme (sâlaha), exprime un effort conjoint des deux parties pour arriver à un accord. De ce point de vue, son emploi par le régime est parfaitement orwellien lorsqu’il s’agit de qualifier des faits tels que la reddition inconditionnelle de la localité de Daraya et le déplacement de toute sa population en 2016. En revanche, la notion de consentement réciproque que recouvre le terme musâlaha correspond davantage aux accords conclus en 2018 avec certaines factions insurgées du Sud, qui repassent dans le camp loyaliste, mais gardent leurs armes légères et le contrôle de certaines localités.
Les victoires enregistrées par le régime jusqu’en 2019 n’ayant pas mis fin au conflit, les « réconciliations » ne marquent pas la fin de la séquence analysée ici. Venant boucler la boucle, le couple inshiqâq/indimâm réapparaît en effet dans la presse d’opposition à compter de 2020. Désormais, il est utilisé non seulement pour évoquer la défection de combattants « réconciliés » en direction des territoires contrôlés par les rebelles ou les Forces Démocratiques Syriennes39, mais aussi pour désigner des changements d’allégeances entre unités loyalistes rivales40.